Une autre comédie française "de bon aloi", comme disait feu maître Capélo: de bons acteurs, des scènes franchement drôles, un scénario où l'auteur ne s'est pas contenté d'aligner paresseusement des clichés à partir d'un "pitch" squelettique. Le film aborde un sujet original, délicat, avec des nuances et de la complexité. On apprécie le travail de Gallienne acteur, dans son double rôle; on goûte le travail de Gallienne auteur dans son écriture, sa réflexion intéressante sur les rapports entre l'art et la vie. Si l'on voulait tout ramener à Proust, on pourrait dire que ce film raconte comment on devient un artiste.
On n'attendait pas Tavernier dans ce registre et on se dit que c'est bien dommage qu'il n'ait pas pu (voulu) réaliser une comédie aussi hilarante que ce Quai d'Orsay, tiré d'une BD que je n'ai pas lue. Cela faisait bien longtemps que je ne m'étais pas autant amusé au cinéma et la scène du "Stabilo qui peluche" m'a donné un fou-rire inextinguible. Ce que j'ai particulièrement apprécié dans ce film, c'est qu'il ne s'embarrasse pas de considérations psychologisantes: on ne sait rien de la vie privée du ministre ou de son chef de cabinet, et de ses multiples conseillers. Ils sont des personnages de cinéma et cela suffit amplement. Seul le rôle interprété par Raphaël Personnaz est plus complexe parce qu'il est celui auquel le spectateur néophyte s'identifie. En dehors de cet unique "être humain", les autres ne sont que des pantins; mais Tavernier ne les méprise pas, ne les regarde pas de sa hauteur condescendante. Il s'en amuse, mais les respecte aussi. Tous ces gens travaillent, mine de rien. Tous ces gens tentent d'œuvrer pour améliorer les choses, même si leurs efforts sont vains ou ridicules. Parfois, après des centaines de brouillons rejetés, refusés, stabilotés, il arrive qu'un Villepin prononce un grand discours à l'ONU, un discours qui sauve l'honneur d'un pays, et nous montre un homme simplement humain. C'est ça le grand art de Tavernier.
J'avais beaucoup apprécié Still Life et The World de Jia Zhang-ke et voilà que son dernier opus, A touch of sin, malgré le Prix du Scénario à Cannes et une presse exclusivement dithyrambique, me déçoit. Une nouvelle fois, je ressens l'impression d'être un peu seul de mon avis et je me pose des questions.
Le film est constitué de quatre histoires, vaguement reliées entre elles. D'où ma surprise de voir ce scénario paresseux primé à Cannes. Jia Zhang-ke avait d'abord songé à huit sketches, pourquoi pas douze ou vingt-quatre? On a la désagréable sensation qu'il a compilé tous les maux de la Chine moderne et qu'il en a dressé une liste: corruption, prostitution, accidents du travail, mauvais entretien des trains à grande vitesse, etc, etc. On peut être sûr qu'il n'a rien oublié. Et chacun de ces points est illustré par la même réaction de la part de ceux qui en sont les victimes: la violence, la mort qu'ils donnent ou qu'ils se donnent. Et c'est là que le film devient même douteux, voire nauséabond. Le mineur, que Télérama juge "charismatique", et que je considère comme un psychopathe bas de plafond, se mue en justicier à la Bronson des grandes années du cinéma fasciste américain, et flingue tout le monde. Et le même nihilisme vain s'empare de tous les personnages confrontés aux horreurs de la Chine contemporaine. Peut-on d'ailleurs parler de personnages devant cette galerie d'incarnations métaphoriques? Je ne suis pas parvenu une seconde à prendre en pitié ces redresseurs de torts, à m'intéresser à leurs malheurs. Certes, la mise en scène est fluide et élégante, mais le propos dangereux. La seule solution est-elle dans ce dézingage systématique, en dehors de tout raisonnement, de toute prise de position vraiment politique? La seule solution est-elle dans le règlement de comptes individualiste? Le regard que porte le metteur en scène sur ces comportements extrêmes me paraît en empathie totale avec ces actes violents et inutiles. La pulsion l'emporte sur la réflexion, l'égoïsme sur la solidarité.
Jia rêvait de tourner un film d'arts martiaux: il aurait mieux fait d'y aller directement plutôt que de passer par l'intermédiaire d'un film pseudo-politique.
C'est la dernière image du film... Jasmine, le visage défait, est seule sur un banc. Une passante effrayée par son attitude de demi-folle vient de s'enfuir littéralement. Woody Allen n'a heureusement aucune pitié pour son héroïne qu'il abandonne ainsi, mal aimée de tous parce qu'elle-même n'a su aimer personne. C'est un portrait accablant que le génial réalisateur - dont on annonce chaque année l'éternelle déchéance artistique! - brosse ici d'une femme imbue d'elle-même, égocentrique, qui, dès la scène initiale dans l'avion, fatigue son entourage par son bavardage auto-centré.
Petite fille adoptée par on ne sait qui ni dans quelles circonstances, elle est parvenue dans un milieu aisé à vivre une existence confortable grâce à un mari qu'elle n'aime pas.
Ce mari charmeur et fat se révèle un escroc, responsable de la ruine de la demi-soeur de Jasmine et de son mari, des gens humbles aux ambitions modestes.
La demi-sœur, elle, prend la vie, et les hommes, comme ils viennent. Elle a toujours été le petit canard boiteux de la famille non biologique formée par les parents adoptifs et Jasmine, l'éternelle chouchoute, l'éternelle favorisée. C'est pourtant vers la petite sœur, gentille mais presque simplette, que Jasmine se tournera, à son tour ruinée par les affaires louches de son époux en prison, et délaissée par son fils même qui la juge complice des filouteries du père. Arrogante, Jasmine ira jusqu'à rejeter, insulter les copains de celle qui lui vient pourtant en aide, tant elle les trouve vulgaires, hors de son monde.
Woody, lui, a choisi son camp: il est du côté de la vie, de la franche grossièreté, des préoccupations simples, de l'honnêteté morale... et fiscale. Il ne reste plus, à la fin, à Jasmine qu'à rester seule sur son banc. Et c'est bien fait.
On ne rit guère dans ce film terrible, impitoyable, réalisé avec finesse et superbement interprété.
Il paraît que c'est le meilleur film de Woody Allen depuis longtemps. Je pense que c'est son meilleur film depuis celui de l'an dernier....
Le roman de l'écrivain belge Alexis Curvers est paru en 1957 et a obtenu immédiatement un grand succès, à la surprise générale: son éditeur lui-même, Robert Laffont, bien qu'adorant le manuscrit, avait prédit à son auteur: "Cela n'intéressera que les amoureux de Rome".
En effet, tous ceux qui connaissent la ville, qui s'y sont promenés, égarés, retrouveront le parfum inimitable des rues et des places de la capitale italienne, et surtout de cette piazza Sant'Ignazio, véritable décor de théâtre où vont se jouer comédie burlesque et tragédie. Sans parler de l'immense stade de football aux gradins détruits du Circo Maximo, du tombeau de Cecilia Metella sur la via Appia, et des petits matins sur le Monte Mario.
Piazza Sant'Ignazio
Ceux qui aiment le cinéma italien des années 60 et 70 retrouveront les grandes fêtes felliniennes de La Dolce vita, l'aristocratie romaine des Visconti, et les ragazzi de Pasolini. Mais bien loin d'être un fourre-tout, le roman vous envoûte par son style, qui n'est pas sans rappeler celui de Proust, non par ses longues phrases sinueuses, mais par le choix du mot juste qu'on ne peut imaginer différent de celui que l'auteur a choisi.
C'est aussi une grande, belle et donc triste histoire d'amour, qu'on ne découvre d'ailleurs qu'à la fin, quand il est trop tard pour que le sentiment s'épanouisse et qu'il ne reste plus que le regret de ne pas avoir su le vivre.
Il paraît qu'un film a été tiré de ce chef d'œuvre. Je n'ai pas du tout envie de le voir: il a été réalisé par de La Patellière et interprété par Charles Aznavour et Arletty. Je ne peux imaginer une seconde le visage du jeune guide pour touristes du roman sous les traits du grand chanteur...même avec sa tête de 1960.
Une situation de départ - transposer les rapports sado-masochistes dans le monde du théâtre entre une comédienne et son metteur en scène est un "pitch" digne d'un court-métrage; de là à en faire un long... - et une situation de fin, prévisible dès le premier quart d'heure. Entre les deux, quelques rares répliques intéressantes, noyées dans un bavardage de quasi-boulevard.
L'un des graves problèmes du dernier film de Polanski (80 ans) est que la pièce dont il est tiré - de David Ives - est de médiocre qualité et que le spectateur a toujours une longueur d'avance sur l'intrigue. Ca tourne en rond, c'est répétitif, peu nouveau dans son propos sur les liens de domination homme-femme.
Autre problème: l'interprétation. Emmanuelle Seigner n'est crédible ni en comédienne cachetonneuse d'une vulgarité surjouée, ni en héroïne de Masoch. On est gêné constamment par cette question qui nous taraude: quand elle joue mal, est-ce volontaire ou non? Amalric s'est fait la tête de Polanski jeune, c'est plutôt une réussite, mais son jeu s'arrête là.
Heureusement, divine surprise: de ce matériau sans grand intérêt, Polanski parvient à en faire parfois quelque chose: quelques éclairs de mise en scène nous confirment qu'il a encore de beaux restes.
Regardez le film jusqu'à la fin: l'avant-dernière scène est la plus grotesque que l'on ait vue depuis longtemps au cinéma. La dernière et le générique final sont d'une platitude indigne du grand Roman.
C'est le deuxième film que Soderbergh consacre au spectacle du nu masculin.
Son premier opus, immédiatement distingué à Cannes, s'intitulait Sexe, mensonges et vidéo. Magic Mike et Ma vie avec Liberace auraient pu également porter le titre inaugural d'une œuvre protéiforme. Les deux films ont été tournés en numérique, le second a été produit par une chaîne de télévision américaine - les producteurs hollywoodiens ont été effrayés par le sujet - et il y est question à chaque fois des rapports complexes entre le sexe et le mensonge.
Dans le premier, les mâles jouent le désir sexuel pour provoquer parmi leurs spectatrices un simulacre de plaisir. Comme l'a écrit Alain Masson dans Positif, l'obscénité est en fait dans la salle, parmi ces femmes hurlantes qui surjouent, tout autant que les strip-teasers sur la scène, les rapports amoureux. Le mensonge est l'essence même du show: ici, chacun joue le rôle qui lui a été attribué de part et d'autre de la rampe. Il est interdit de franchir la ligne, d'oublier qu'on est au théâtre, comme le précise bien le meneur de jeu qui fixe les règles dès le départ: il s'agit de regarder et non de toucher. Le spectacle n'est pas la vie. La vie est-elle un spectacle? Calderon, Shakespeare et d'autres l'ont prétendu avec raison.
Dans Liberace, il s'agit aussi de mensonge: les spectatrices sont volontairement dupes de la comédie jouée par le pianiste au comportement de "folle tordue". Personne ne veut voir la réalité en face, y compris les deux héros qui se masquent la vérité de leurs relations: le personnage interprété magnifiquement par Matt Damon refuse certaines pratiques qui le dégoûtent et se prétend bisexuel. Il va jusqu'à tenter de fondre son véritable visage dans celui de son protecteur. Le titre original Behind candelabra indique bien qu'il y a quelque chose à chercher derrière les apparences du clinquant.
Dans les deux films, il est également beaucoup question d'argent: les femmes, aujourd'hui économiquement libérées de la tutelle de leurs maris, paient pour voir de la chair masculine; et l'opulence dans laquelle vit Liberace n'est pas étrangère à la fascination qu'il exerce sur son jeune amant.
Ces deux œuvres de Soderbergh brassent quantité de thèmes mais n'oublient jamais qu'elles sont des divertissements, des spectacles, et dans la salle de cinéma, par un effet intéressant de mise en abyme, nous sommes tout aussi fascinés que les fans de Mike ou de Liberace.
Léa Seydoux crache dans la soupe après avoir beaucoup souri à Cannes et remercié son réalisateur de lui avoir donné un aussi beau rôle. Je ne suis pas sûr qu'elle sorte grandie de cette affaire, d'autant plus que Kechiche dans Télérama nous apprend qu'il ne la sentait pas prête à "tout donner" sur le plateau et qu'il lui a proposé de quitter le film au bout de 21 jours de tournage; ce qu'elle a refusé pour aller jusqu'au bout de l'aventure. Toutes ces histoires ne sentent pas très bon, et n'importe quel spectateur est capable de voir la différence dans l'intensité du jeu de Léa Seydoux entre le bien pâlichon Grand central et la merveille qu'est La Vie d'Adèle.
Tout ou presque a déjà été dit sur ce film, Palme d'Or à Cannes. Je voudrais simplement faire remarquer que Kechiche est l'un des rares metteurs en scène, avec Cantet peut-être, à aimer l'école, à la filmer avec respect et tendresse, et à comprendre l'importance de la transmission. Il nous avait déjà offert L'Esquive il y a quelques années; ici, il nous fait entrer dans un lycée, puis une école maternelle. Les professeurs, les "instits" n'y sont pas, pour une fois, présentés comme de perpétuels humiliés par les élèves, les parents, l'administration. Les cours de Littérature se déroulent dans le calme, la concentration, et ce que disent les profs comme les élèves est intéressant. On parle de La Vie de Marianne, de La Princesse de Clèves. Adèle se délecte de ces lectures même si son petit copain, un matheux, a bien des difficultés avec ces "pavés" de 500 pages. Et le sérieux de ces activités d'"intellos" n'empêche pas les gamins de se défouler comme des bêtes dans les bars gays de Lille.
A la maternelle, Adèle se révèle une "institutrice" (et non "une professeure des écoles") qui, bien que débordée par ses problèmes personnels, reste attentive à ses "petits". On sent bien à travers ces scènes que Kechiche ne partage pas l'avis démagogique de tous ceux qui pensent que les enseignants sont des glandeurs. Sans doute doit-il beaucoup à ces hommes et à ces femmes qui lui ont permis de devenir ce qu'il est. Cela s'appelle de la reconnaissance, de la tendresse.
J'ai des difficultés à voir dans un tel artiste le tortionnaire que dénonce Léa Seydoux....
C'est sur les conseils de Michel Ciment, le "pape" de la critique cinématographique, que je me suis procuré le dernier tome de L'Histoire de l'art d'Elie Faure: L'art moderne. Pourquoi commencer par la fin? Les trois premiers volumes (L'art antique, L'art médiéval et L'art renaissant, auxquels il faut ajouter L'Esprit des formes) que j'ai rapidement feuilletés en librairie traitaient d'œuvres que je ne connaissais pas suffisamment et j'ai préféré débuter ma lecture par l'ouvrage où il était question, dès les premières pages, d'un de mes peintres favoris: Rubens. Lire des textes intelligents et clairs sur la peinture n'est pas chose courante. Ou bien on tombe sur des analyses techniques qui ne sont pas à la portée de tous, ou au contraire sur des comptes rendus subjectifs sans intérêt, car trop nombrilistes. Ici, Elie Faure, que je n'avais jamais lu auparavant, parvient avec des mots simples mais des phrases amples, à nous faire entrer dans une époque, un pays (Flandre, Hollande, Espagne, Angleterre, France, etc) et même dans le cœur (ou l'âme), en tout cas la vision d'un artiste. Jamais les tableaux ne sont platement décrits; jamais les vies des peintres banalement racontées; leurs tableaux ne sont pas "expliqués" en fonction de tel ou tel événement de leur existence. On est devant un texte fluide qui nous envoûte, qui met en perspective des couleurs, des paysages, des visages.
J'ai fait ensuite quelques recherches sur ce monsieur Faure et j'ai découvert que c'était quelqu'un de bien ... et ça ne gâche rien.
Certes, c'est un peu appuyé, démonstratif, naïf parfois, long par moments; mais voir évoluer la situation des Noirs américains depuis l'époque terrible de l'esclavage, illustrée par une scène très forte dès le début du film, jusqu'à celle de l'élection d'Obama, redonne confiance dans le genre humain, permet de croire que le progrès est possible. Le film de Lee Daniels touche surtout par sa peinture assez fine des rapports entre un père ancien esclave qui admet la compromission avec les Blancs pour tenter d'offrir à sa famille une vie meilleure et un fils intransigeant, violent, qui pense que pour tout "Nègre" tué, il faut abattre deux individus de la race ennemie. Les deux voies de la lutte finiront par se rejoindre dans un happy end trop "happy" sans doute et surtout trop ouvertement pro-Obama, comme si ce Président marquait la fin de l'Histoire, le triomphe indépassable. Toutes les scènes de conflits familiaux sont parfaitement réussies et on découvre une Oprah Winfrey absolument géniale: elle n'est pas qu'une animatrice de talk-shows... Ces Américains savent vraiment tout faire! On apprend aussi au passage que si Reagan était un homme politique campé sur ses positions racistes quant à l'apartheid en Afrique du Sud, il était également capable de verser en douce, en cachette de Nancy (Jane Fonda tordante!) et par l'intermédiaire de son majordome noir (Forest Whitaker), de l'argent pour les familles pauvres qui s'adressaient à lui.
Le Majordome n'est pas un chef d'œuvre mais un film honnête, fort bien joué: il semble beaucoup plaire au public, nombreux, et des spectateurs applaudissent à la fin de la projection.
La mère, enceinte, tape des lettres de licenciement adressées à ses collègues. Elle craint qu'un jour elle ne fasse partie, elle aussi, d'une charrette.
Le père ne réussit pas à faire des affaires. Il tente de vendre du verre incassable, mais il se brise au premier choc. Il fait alors le veilleur de nuit, le chauffeur de taxi.
Et le fils? Qu'est-ce qu'il fait le fils?
Il est à l'école, il ne fait que des bêtises, il est impoli, méchant, une vraie tête-à-claques. Est-ce une raison pour lui infliger des coups de bâton sur les fesses, en public, devant tout le collège réuni?
On est en 1997, à Singapour, et c'est la crise.
La famille, complètement dépassée, décide d'engager une jeune bonne originaire d'une province des Philippines nommée Ilo Ilo, pour "gouverner" le petit monstre.
Voilà le point de départ du film d'Anthony Chen qui a obtenu la Caméra d'or cette année à Cannes. Une dénonciation des conséquences terribles de la crise économique dans une famille de la toute petite bourgeoisie. Ou comment on trouve toujours plus faible que soi pour se venger des humiliations que l'on subit. Un film doux, calme, fluide, modeste, qui ne monte pas sur ses grands chevaux pour fustiger les désastres de nos sociétés; un film qui n'est pas celui d'un aigri, mais d'un observateur lucide, attentif, généreux. Et c'est de cette apparente "faiblesse" que naît l'extraordinaire force de ce que l'on prend, au départ, pour un "petit film" mais qui est, peut-être, un chef d'œuvre qu'ont su repérer les membres du jury dirigé par la grande (par le talent...) Agnès Varda.
Après avoir vu les épisodes 4 et 5, je crois que finalement j'abandonne la série. Le rythme de lent est devenu franchement ennuyeux. L'intrigue se complique inutilement, on finit par ne plus rien comprendre au billard à 12 bandes de Kevin Spacey. La mise en scène se réduit à des champs-contre-champs. J'ai quitté l'écran 10 minutes; quand je suis revenu, l'histoire n'avait guère avancé... Bref, ça ne m'intéresse plus. "I quit" comme disent les Américians. Mes soirées du jeudi sont de nouveau libres.
Cette série américaine qui a fait ses débuts en France sur Canal + me paraît un excellent exemple de ce que j'avançais plus haut sur ce genre si prisé aujourd'hui. Le scénario de House of cards est tricoté aux petits oignons, passionnant, mais aussi impersonnel qu'un travail de fin d'année d'un bon étudiant sorti d'une des multiples écoles "d'écriture" des Etats-Unis. On sent vraiment que les leçons ont été bien apprises et bien restituées. Certes, le résultat est intéressant, les intrigues s'imbriquent idéalement, et on prévoit que les personnages vont se révéler plus complexes à chaque épisode.
Kevin Spacey est excellent, comme d'habitude, et sa partenaire aussi. Rien à dire d'une interprétation tirée au cordeau. La série Scandal était au contraire insupportable, les acteurs hurlaient et ne faisaient que courir, ce qui donnait un rythme artificiellement rapide aux épisodes. House of cards est adorablement lent, on a le temps de s'installer dans ses pantoufles.
Le problème vient de la mise en scène et est inhérent au genre. En fait, je crois avoir compris qu'il ne fallait surtout pas qu'il y ait mise en scène. Les acteurs doivent jouer leur texte et la caméra doit les filmer. Point final. C'est là la grande différence entre le cinéma et la télé, et ce qui fera que je ne pourrai me passionner avant longtemps pour les séries diffusées sur le petit écran. J'aime bien sentir la différence entre un film de Cronenberg, de Lynch, de Fincher. Ici, la différence entre les 2 premiers épisodes (réalisés par Fincher) et le 3ème était invisible: la loi du genre veut que la mise en scène ne se voit pas. Ce qui compte, c'est l'histoire, ses rebondissements, les personnages, les révélations qui nous sont distillées progressivement sur eux. Les apartés face caméra qui pouvaient passer pour une "invention" de Fincher (dont Labiche et consorts usent et abusent dans le vaudeville français du XIXème siècle) devient un procédé largement repris par la suite.
Je continuerai à suivre House of cards parce que l'histoire est bien racontée, mais on est loin d'une œuvre cinématographique personnelle. Et je suis loin d'être un défenseur du "cinéma d'auteur": simplement, il faut savoir garder la mesure. Les mots ont un sens: une série n'est pas une œuvre cinématographique. On peut adorer Michel Zévaco et ne pas le mettre sur le même plan que Marcel Proust.
Rebecca Zlotowski a vu des films, plein de bons films, elle les a vus, revus, étudiés, elle les aime, c'est sûr, et elle aimerait en faire d'aussi bons. Elle a donc des idées mais ces intentions, elle a beaucoup de mal à les mettre en images et en mots. Bref, Grand Central est un film à thèse(s), mais déshumanisé. Ce qu'on pourrait appeler un film "intello", si le mot n'était pas aujourd'hui bêtement galvaudé.
Il me semble répondre à un double principe, et un film à principes n'annonce rien de bon.
Premier principe: l'allusion. Entre gens cultivés, entre cinéphiles de bon goût. Heureusement qu'il y a des gens cultivés et de goût, mais on ne leur demande généralement pas de faire des films ou des livres; on leur demande, et c'est déjà énorme, de les voir ou de les lire. Le titre fait allusion à la célèbre gare américaine, décor de tant de polars; le film, lui, se déroule dans et autour d'une centrale nucléaire. C'est de l'humour de salon. Les noms de Toni, de Manda rappellent les films de Renoir ou Becker, la grande époque où le cinéma français s'intéressait au "social". Rebecca Zlotowski, elle aussi, s'intéresse au social. Elle n'a pas tort bien sûr, mais les gros sabots ne sont pas de mise quand on s'aventure dans un monde qui, visiblement, n'est pas le sien.
Deuxième principe: un cheval, une alouette. Le scénario, passées les premières minutes d'exposition, les meilleures du film, est composé d'une alternance, rigoureuse comme un logiciel, de scènes documentaires tournées en numérique et se déroulant dans la centrale, et de scènes champêtres, filmées en 35mm. Pas une seule dérogation à cette véritable loi pour bien opposer, au cas où l'on n'aurait pas compris, les deux mondes: le vilain nucléaire et la belle nature.
Les critiques sont généralement bonnes; cependant, il y a quelques bémols: par exemple, Télérama publie un "pour" et un "contre"; d'autres journalistes évoquent le côté lourdingue du scénario, ou les maladresses du film.
Celui-ci est irréprochable quant à la thèse défendue mais il souffre cruellement d'un manque de chair, malgré les corps dénudés. Même Olivier Gourmet, toujours excellent, a du mal à donner de la consistance à son personnage d'ouvrier.
Donc, on s'ennuie devant ce film trop bien pensant.
Le musée du cinéma à Turin est installé dans un monument extraordinaire, le Mole Antonelliana.
Rien à voir avec notre pauvre collection d'objets en rapport avec le cinématographe qu'on peut visiter un jour de pluie du côté de Bercy à la Cinémathèque française. Chez les Italiens, tout est spectaculaire, plein d'intelligence, d'idées de scénographie: bref, on est au cinéma.
La partie consacrée à "l'archéologie du cinéma" contient des centaines d'appareils ancêtres du 7ème art, et les reconstitutions de certains d'entre eux fonctionnent! On peut donc voir ce qu'ont réellement vu nos aïeux. Je vous laisse la surprise de découvrir le gag final qui termine la projection de la célébrissime "entrée du train en gare de La Ciotat"...
Mais le clou du spectacle, c'est le Temple du cinéma: je n'ai jamais vu ça! Une salle gigantesque, avec fauteuils-transats où on s'installe pour assister à la projection de montages de films et admirer l'immense voûte traversée par le passage de l'ascenseur panoramique. Tout est plongé dans la pénombre, dominé par l'horloge de Métropolis et la statue de Moloch dans Cabiria. Tout autour, des salles consacrées aux différents genres du cinéma: le western, la comédie musicale, etc. De temps à autre, la lumière apparaît: les affiches qui la masquaient se lèvent, les rideaux s'ouvrent et pendant quelques secondes on se retrouve en plein jour; puis tout revient à la pénombre.
La rampe hélicoïdale qui parcourt la coupole est l'endroit où sont présentées les expositions temporaires: j'ai vu l'expo Scorsese. Pas très passionnante, mais le Vertigo est garanti quand vous longez cette coursive qui plonge dans l'immense vide du Temple.
Un autre étage est consacré à la fabrication d'un film, depuis l'écriture jusqu'aux effets spéciaux. Parmi les objets exposés: le chapeau et l'écharpe de Fellini, le bustier de Marilyn, les chaussons rouges de Powell et Pressburger, et des scénarios annotés (La Nuit américaine, Psycho, Citizen Kane, etc.)
Pour les cinéphiles, c'est un endroit incontournable dans une ville qui n'a pas la cote qu'elle devrait avoir...
Il est quelquefois étonnant de se retrouver presque tout seul de son avis: on se demande alors si tous les autres ont tort et si on est vraiment l'unique à avoir raison. C'est plus triste quand une personne que vous aimez bien, que vous estimez vous a conseillé un livre, ou un film, et que vous, vous ne l'appréciez pas du tout. Cette personne a-t-elle pour autant perdu votre respect? N'a-t-elle vraiment aucun goût? Le cas s'est présenté récemment avec le roman de l'islandaise Audur Ava Olafsdottir qui a obtenu un gros succès, des critiques élogieuses, et que des connaissances bien intentionnées à mon égard m'ont vivement recommandé. Le titre français est Rosa candida. Pour ma part, je n'ai trouvé aucun charme à ce récit d'une platitude rare, aussi bien par le sujet que par le style. "Style" est un bien grand mot, puisque, dans la traduction, le roman se compose d'une enfilade de phrases toutes construites sur le même modèle: sujet, verbe, complément. Quant au sujet, il est digne de ce que les Américains appellent une comédie sentimentale. Si vous aimez le romantisme dévoyé du XXIème siècle, cela vous plaira peut-être. Il y est question de fleurs, de papa qui s'occupe d'un enfant, etc. Autrefois, le rôle aurait été interprété, dans une adaptation cinématographique, par Hugh Grant; aujourd'hui, il le serait par Matt Damon, que j'aime beaucoup au demeurant. Pendant que je lisais le bouquin, et que je m'énervais, je me posais sans cesse la question: "Mais que peut-on bien trouver à ce roman?" Et je me demandais surtout comment les personnes qui me l'avaient conseillé avaient pu trouver des qualités à ce texte, non pas infâme ou indigne, mais seulement écrit comme une liste de commissions. Cependant, la préoccupation intime qui me taraudait vraiment était la suivante: "Et si c'était moi qui me trompais? Et si vraiment mon goût ne valait rien?" Une petite voix, tout au fond de moi, me murmurait: "Non, c'est toi qui as raison..."
Le western est un genre qui n'est plus guère à la mode aujourd'hui; l'échec de Lone Ranger aux USA le démontre bien. C'est donc vers le passé qu'il faut se tourner lorsqu'on veut voir un bon film "de cow-boy", comme on disait autrefois. Quand les tambours s'arrêteront (Apache drums en VO) de Hugo Fregonese est étonnant à plus d'un titre: avant même le générique, les sempiternels cartons qui expliquent au spectateur la situation historico-géographique de l'intrigue sont interrompus par la voix rauque d'un Indien Mescalero rendant explicitement responsables de la misère de son peuple à la fois les gringos et les descendants des Espagnols, les premiers à s'être installés sur la terre sacrée des ancêtres et à l'avoir effrontément exploitée. Dans cet étrange film, rien ne se passe comme prévu et les personnages n'agissent jamais comme on s'y attendrait. Ils évoluent, ils changent, ils présentent des facettes différentes de leur caractère suivant la situation à laquelle ils sont confrontés. Le mauvais garçon, qui ne semble s'intéresser qu'à ses intérêts personnels, se révèle un généreux défenseur du groupe. D'ailleurs, dès le début, le fait qu'il soit aimé, malgré ses défauts apparents, par une jeune femme tout à fait raisonnable, nous laisse supposer qu'il n'est pas aussi méchant qu'on pourrait le croire. En revanche, le shérif, forgeron de son état, à la bonne tête d'Américain élevé aux céréales, jette hors de la ville les prostituées du saloon, comme tout bon Républicain partisan de l'ordre moral. Il est aidé dans sa tâche de nettoyeur par le pasteur dont le visage de fouine ne dit rien qui vaille; et pourtant cet homme de Dieu à l'esprit particulièrement étroit dévoile un courage inattendu lorsque le village est attaqué par les Apaches. Ceux-ci sont d'ailleurs loin d'être des enfants de chœur : vous n'êtes pas près d'oublier la séquence où is surgissent, tels des diables le corps couvert de peinture rouge, aux lucarnes de l'église encerclée, et se laissent tomber au beau milieu des villageois réfugiés dans le bâtiment. La cavalerie interviendra au bon moment pour sauver tout le monde, mais le capitaine, blessé, ne jouera pas le rôle héroïque attendu.
On a ainsi l'impression que Fregonese a tout fait pour que son spectateur reste constamment attentif, surpris, intéressé. Le tout est réglé en 1h20, ce qui fait du bien à une époque où la moindre comédie qui se voudrait enlevée dure 2h30...
Johnny Depp est certainement l'un des meilleurs acteurs de sa génération. Il restera dans l'histoire du cinéma l'inoubliable interprète d'Edward aux mains d'argent.
Pourtant, depuis quelque temps, sa carrière paraît prendre une mauvaise tournure, tout simplement parce qu'on ne le "voit" plus: il semble avoir décidé de se cantonner dans les rôles de composition histrioniques, où son véritable visage disparaît. Si l'on excepte The Tourist, qui est loin d'être un chef d'œuvre, Depp n'a tourné que des films où il se cache derrière d'épaisses couches de maquillage et sous des perruques improbables et des fripes hallucinantes.
The Tourist
On loue évidemment partout son sens du burlesque qui le rapproche des grands acteurs du muet et il faut lire à ce propos l'intéressant livre que lui a consacré Fabien Gaffez Le Singe et la Statue, chez Scope.
Alice au pays des merveilles
Charlie et la chocolaterie
Dark shadows
Pirates des Caraïbes
Sweeny Todd
Mais le récent bide enregistré aux États-Unis du western Lone Ranger où il joue le rôle du célèbre Tonto laisse penser que les spectateurs en ont un peu assez de voir Johnny Depp constamment grimé. Rendez-nous le Dillinger de Public Enemies, ou le Paul Kemp de Rhum Express.
S'il y a bien quelque chose que je ne supporte pas au cinéma, c'est d'avoir l'impression d'être le scénariste-dialoguiste-réalisateur du film que je suis en train de regarder, autrement dit de ne pas être surpris. Quand la réplique que je prévois arrive, quand l'image que j'attends apparaît, je me fais la réflexion suivante: "C'est pas possible de ne pas avoir plus d'imagination que moi!" et ça m'énerve de voir que des professionnels sans talent ont eu les moyens de concrétiser leurs petites idées, alors que tant d'autres rencontrent les pires difficultés pour réaliser les leurs.
Starbuck de Ken Scott est un film à un neurone, un seul, ce qu'on appelle "le pitch": le héros (évidemment un anti-héros d'aujourd'hui, un quadragénaire attardé à la Jude Apatow) est le père biologique de 533 enfants. Voilà, c'est tout, vous avez vu le film, passez votre chemin. Le "si pittoresque accent" de nos "cousins du Québec" ne rend pas drôles des répliques d'une platitude affligeante. L'interprétation est quelconque: le rôle du copain avocat raté est tenu par un acteur dont j'ai bien vite oublié le nom tant il est mauvais.
Le plus insupportable de tout est le pathos artificiel dans lequel on baigne pendant plus d'une heure et demie. Pas une scène sans embrassade, sans larme; on a droit à tous les clichés sur la tolérance, la différence que l'on doit accepter.
A remarquer que la mère est totalement absente de cette édifiante histoire sur les vertus de la famille: vers la fin, un être transparent, diaphane accouche d'un bébé. On avait fini par penser que seul le sperme (dont il est abondamment question dans le film) était à l'origine de la vie. Derrière certains films de ce type, qui se veulent "corrosifs", se cache l'esprit le plus réactionnaire qui soit.
Le film a remporté un triomphe au Canada, un certain succès en France (500 000 spectateurs, mais c'est pas le Pérou quand même) et 3 (trois) remakes sont prévus....
Quelques motifs de consolation: le film a été descendu en flammes par les critiques du Monde et de Libération. Positif n'en parle même pas (excellent signe...). Télérama lui a accordé deux T, "film à ne pas manquer"... Cherchez l'erreur...
J'ai vu hier en DVD, avec près d'un an de retard par rapport à sa création théâtrale, le spectacle d'Alexandre Astier Que ma joie demeure, consacré à Jean-Sébastien Bach. Évidemment, on y retrouve l'aspect comique de la série Kaamelott, basé sur le décalage entre le sérieux canonique du sujet traité et le niveau de langue utilisé. Ce ressort à nouveau employé ici permet à Astier non seulement des trouvailles verbales fort amusantes, parfois faciles, mais surtout il rend les personnages étrangement proches de nous, humains et non engoncés dans leur légende ou leur histoire. Astier rend le roi Artur ou le compositeur Bach souvent grossiers, jamais vulgaires.
Mais ce qui m'a paru le plus intéressant dans ce "one man show", c'est la réflexion engagée sur la création artistique, ici musicale. Bach apparaît comme un musicien obsédé de technique, de régularité et Astier nous ébouriffe par sa connaissance érudite du solfège et des instruments, de l'orgue en particulier. Il nous montre par là qu'on ne s'improvise pas artiste, qu'on n'est pas doué "naturellement" ou par opération divine, que tout art repose avant tout sur une grammaire; même s'il peut arriver que, parfois, l'inspiration naisse de la disposition de miettes de pain dans une boîte en fer blanc, ces miettes figurant des notes sur une portée. Mais la ligne musicale ainsi découverte par hasard va être travaillée longuement par le compositeur avant de lui donner entière satisfaction. Bach remerciera Dieu de lui avoir apporté le don initial par l'entremise prosaïque des miettes, mais l'œuvre finale sera le fruit de son intense travail.
Cependant, cette soif de cadence, de mouvement régulier, d'application stricte du solfège, souvent illustrée par des dessins au tableau, n'est pas synonyme de froideur technicienne: Bach ne se contente pas de respecter des règles, et de broder interminablement sur deux notes dans des contrepoints ou des fugues infinis, en variant les demi-tons ou les clés. Cette véritable phobie de l'irrégularité, ce besoin maladif de se réfugier dans la contrainte, le spectateur découvre rapidement d'où Astier les fait naître: Bach a perdu huit enfants dont le cœur s'est soudain emballé. Leur vie s'est enfuie parce que l'un de leurs organes n'a plus obéi à la la loi. Les différentes parties d'un corps humain doivent être en parfait état de marche, comme les innombrables parties de ces orgues que Bach est chargé d'expertiser. La qualité de l'instrument - clavier, tuyaux, tirettes - est essentielle à la qualité de la musique.
Au beau milieu de son travail créatif, il arrive souvent à Bach de s'interrompre parce qu'il a cru entendre son bébé pleurer. La vie est plus importante que l'art.
Cet homme, contraint de donner des leçons de musique à un public d'ignares qu'il méprise, est aux ordres des puissants dont il dépend financièrement; il est aussi un hypocondriaque, que sa propre santé inquiète et qui répète à plusieurs reprises sur différents sujets: "Je ne sais pas".
Voilà un spectacle qui fait rire et qui, mine de rien, nous fait réfléchir sur la condition d'artiste: on est loin de la conception romantique du créateur inspiré et exhibitionniste, guide messianique du peuple. Bach est un homme comme les autres, surtout pas un "original" narcissique: il se trouve qu'il est "simplement" un génie...
A l'heure des départs en vacances, des départs à la retraite, des bilans d'une année ou d'une vie, un grand vent de nostalgie souffle emportant les années, celles qui nous précédent, tristes ou heureuses, celles qu'il nous reste à vivre, et dont on ne sait, fort heureusement de quoi elles seront faites.
Me vient alors en tête le fameux Je me souviens de Georges Perec.
Je me souviens du premier livre que j'ai lu, Pipo chevalier sans reproche...
... à moins que ce ne soit Godefroy petit page.
En tout cas, c'était la Bibliothèque Rouge et or, tellement plus élégante que la Bibliothèque verte, et qui se déclinait en deux collections : "Dauphine" en petit format, "Souveraine", en grand format...
Je me souviens de L'Avare de Molière dont mon instituteur de CE 2 nous avait fait apprendre par cœur l'entrée en scène d'Harpagon: "Hors d'ici tout à l'heure et qu'on ne réplique point..."
Je me souviens du premier film que j'ai vu au cinéma et qui m'a fortement impressionné:
Ai-je imaginé la scène du prisonnier réduit à vivre dans un tonneau renversé comme une niche de chien? Existe-t-elle vraiment, cette image terrible? Nos souvenirs sont quelquefois imaginaires.
Je me souviens des terreurs nocturnes de mon enfance, causées par Belphégor et le commissaire Bourrel...
Je me souviens de la revue de propagande communiste que mon grand-père maternel lisait religieusement à la maison: Études soviétiques...
... tandis que mon autre grand-père préférait s'adonner aux joies du tiercé avec sa fascinante pince perforatrice. Il passait des heures à mettre sur pied des martingales impossibles...
Notre personnalité, que nous croyons avoir forgée de toutes nos réflexions individuelles, est ainsi faite de ces illusions de tous ordres que nous recevons en grandissant dans un certain milieu.
Si je n'avais pas eu comme compagnons d'enfance les imaginaires Pipo ou Godefroy, si je n'avais pas lu à dix ans Molière, si je n'avais pas tremblé de peur devant la cruauté humaine et l'obscurité du Louvre nocturne, si je n'avais pas cru à certaines utopies, serais-je ce que je suis?..
De toutes les séries télévisées américaines diffusées en France, la seule dont je ne manque aucun épisode, grâce aux coffrets DVD, est Glee.
D'abord, parce qu'elle est l'unique, à ma connaissance, à aborder un genre que j'adore au cinéma: la comédie musicale ou musical. On ne compte plus les héros policiers ou détectives (hommes, femmes, Noirs, Blancs, en groupes, solitaires, à New-York, à Miami, cherchant partout des os ou des poils pubiens) : une véritable indigestion d'enquêtes, de meurtres, de fines déductions ou de coups de revolver catégoriques. Dans Glee, l'épisode-pilote a eu le culot de présenter un prof d'espagnol exerçant dans un petit lycée du fin fond de l'Ohio, parlant très mal la langue qu'il enseigne et essayant de reconstituer une chorale dévastée par l'éviction du précédent responsable, accusé de serrer d'un peu trop près les jeunes gens.
Will Schuester, le prof d'espagnol (Matthew Morison)
Comme dans tout bon vieux musical qui se respecte, l'intrigue est basée sur un work in progress: les répétitions vont amener le groupe de débutants ringards jusqu'aux championnats nationaux des chorales de lycées. La tradition de la comédie musicale, d'An American in Paris à Singing in the rain, admet que les chansons ne soient pas originales, mais reprises de succès déjà établis: c'est le cas dans Glee où les airs que l'on entend sont tous des tubes contemporains ou de grands standards du genre.
Mais là où la série devient vraiment intéressante, c'est dans sa façon d'imbriquer la fiction et la réalité de manière complexe et inattendue: ainsi, l'un des acteurs principaux, Corey Monteith, joue un piètre danseur. Dans la réalité, l'interprète est lui-même raide, empesé dès qu'il esquisse un pas chorégraphié. Le scénario joue de cette faiblesse pour en faire un des ressorts de certains gags.
Finn Hudson, le "mauvais danseur" (Corey Monteith)
Kurt Hummel (Chris Colfer)
De même, le "gay de service", Kurt Hummel dans la série, est incarné par Chris Colfer, homosexuel déclaré et ardent défenseur de la cause homosexuelle "dans la vraie vie". Il fait de son personnage une sorte de grande folle flamboyante et romantique, filant un amour à la fois heureux et contrarié avec un garçon à l'allure plus virile, Blaine, interprété par Darren Criss qui, lui, a spécifié qu'il était "straight".
Blaine Anderson (Darren Criss)
Quant au personnage du handicapé sur son fauteuil roulant, il est joué par un acteur qui dispose de l'usage de ses quatre membres.
En fait, la série oscille sans cesse entre le 1er degré, qui n'hésite pas devant le pathos le plus mélo, et l'auto-caricature. Dès que Kurt est ému, il verse une petite larme et il prend bien soin de préciser qu'il est toujours en train de pleurer. Comme la chorale présente deux homosexuels, deux homosexuelles, une Latino, un Chino, un handicapé, un chrétien quasi-intégriste, une blonde dans toutes les acceptions du terme, etc. etc., il n'est pas rare de voir le groupe se qualifier lui-même de chorale pour pub Benetton.
Plus sérieusement, on pourrait ainsi étudier la série sous l'angle de la "conscience de rôle": chaque personnage est en représentation et le précise explicitement. Nous sommes tous des acteurs pour les autres et nous jouons tous sur le "Grand théâtre du monde": Shakespeare, Calderon, Corneille en ont parlé avant Glee.
Autre intérêt de la série: les numéros musicaux. Ils sont tous parfaitement réglés et la chorégraphie est parfois stupéfiante, surtout quand on imagine les conditions de tournage qui doivent être cellesd'une production "à la chaîne." Et chaque épisode contient quatre ou cinqchansons, ré-orchestrées, enregistrées, mises en scène. Il est vrai que, pour les solos, la caméra a plutôt tendance à se contenter de tourner autour de l'interprète; mais à côté de ces quelques signes de paresse, que de trouvailles! Il y a plus d'idées dans un épisode de Glee que dans toute une saison des Experts...
Cette série qui apparemment prône la croyance dans le rêve américain ("Allez jusqu'au bout de vos rêves" ne cesse de répéter le professeur à ses élèves) nous montre aussi que ces lycéens seront en réalité peu nombreux à parvenir à réaliser leur souhait le plus cher: à la fin de la 3ème saison, l'héroïne, Rachel Berry, dont l'idole est Barbra Streisand, sera certes acceptée dans une grande école new-yorkaise pour y suivre une formation à l'art de la comédie musicale; mais la candidature de son condisciple Kurt sera rejetée. Si la Latino sera admise à Yale, le mauvais danseur se verra contraint d'abandonner toute velléité d'entrer à l'Actor's studioet le bad boy de la chorale s'exilera en Californie pour y nettoyer les piscines des cougars de San Francisco.
Rachel Berry (Lea Michele)
Quant à la situation des profs, on peut dire que Glee n'enjolive pas vraiment le tableau: lorsque l'enseignant d'espagnol apprend que son épouse attend un enfant, il se voit dans l'obligation de quitter son poste, tant la modicité de son salaire ne lui permet pas de subvenir aux besoins de sa future famille. Et ne parlons pas des multiples pressions financières qui s'exercent sur l'existence même de la chorale.
Paradoxe typiquement américain: cette série très "gay friendly" qui prône la tolérance, l'acceptation de l'autre dans toutes ses différences, et révèle les limites de l'american dream est diffusée sur le network le plus réactionnaire des Etats-Unis: Fox.