Le prix Nobel de Littérature consacre-t-il une œuvre ou signe-t-il la fin d'un élan créateur? Un écrivain qui se prétend engagé a-t-il le droit de renoncer à vivre dans le monde et la compagnie des hommes pour se réfugier dans une somptueuse villa, toute de verre, de la banlieue huppée de Barcelone? Pourquoi accepter tout à coup l'invitation de la municipalité du trou perdu d'Argentine où l'on est né et que l'on a fui quarante années durant? Curiosité perverse? Désir narcissique de montrer aux autres ce que l'on est devenu? Soif de vengeance contre un village dont tous les romans ont dénoncé les tares et les hypocrisies?
Le retour au pays natal commence de manière pittoresque par la pitoyable crevaison de la camionnette, chargée de parcourir les 600 kilomètres qui séparent la capitale du village et conduite par un peu impressionné compatriote: voilà notre illustrissime écrivain contraint de passer la première nuit de son pèlerinage au milieu de nulle part.
S'ensuivent les cérémonies grotesques du défilé dans les rues du pueblo où le prix Nobel se retrouve juché sur la voiture des pompiers, la présidence d'un jury chargé de récompenser la plus belle croûte d'un peintre amateur, les photos avec la miss locale: autant de scènes comiques où l'attitude de l'écrivain oscille entre la sympathie sincère et le regard cynique, attitude complexe merveilleusement incarnée par Oscar Martinez, sacré meilleur acteur du 73ème Festival de Venise.
Mais les questions concernant la création littéraire vont vite revenir sur le devant de la scène au cours des conférences que le "citoyen d'honneur" donne devant un public de plus en plus lassé par les prétentions de "l'intellectuel": les villageois ou leurs descendants n'ont-ils pas raison de se reconnaître dans les personnages malmenés dans les œuvres de l'auteur? Celui-ci a beau se défendre au nom de la liberté du créateur, le passé lui revient à la figure: un ancien camarade, une ancienne petite amie, leur fille font éclater l'harmonie factice initiale.
Le grand écrivain n'est-il qu'un prédateur de la réalité? Les êtres humains qu'il côtoie et feint d'aimer ou d'apprécier ne lui servent-ils qu'à créer des personnages? L'aventure argentine de Daniel Mantovani ne lui a-t-elle été qu'un prétexte pour écrire un nouveau roman après des années de silence impuissant?
Tels sont les thèmes dont traite le film de Mariano Cohn et Gaston Duprat: alors que l'on s'attendrait à un pensum boursouflé du genre Neruda, les cinéastes ont l'humilité et la subtilité d'interroger ces questions avec humour et tendresse tout en brossant le portrait d'un créateur ambigu et d'une communauté villageoise complexe.